Durant le stage de cet été, nous avons lu ce texte de Osho Rajneesh :
L’homme possède un centre, mais il vit à côté – à côté de son centre. Cela crée une tension intérieure, un tumulte, une angoisse constante. Vous n’êtes pas où vous devriez être. Vous n’êtes pas à votre point d’équilibre. Vous êtes en déséquilibre. Et c’est cela, le fait que vous êtes en déséquilibre, le fait que vous êtes décentré, qui est à la base de toutes les tensions mentales. Si la tension est trop forte, vous sombrez dans la folie. Le fou est un homme complètement hors de lui-même. Celui qui est Eveillé est exactement le contraire du fou. Il est au centre de lui-même.
Vous, vous êtes entre les deux. Vous n’êtes pas complètement hors de vous-même, mais vous n’êtes pas non plus au centre de vous-même. Vous vous mouvez dans l’espace intermédiaire.
Le Livre des Secrets, p 173
En affirmant « celui qui est éveillé est au centre de lui-même », Osho nous dit tout compte fait quelque chose de simple : l’état d’éveil est relié au fait d’être au centre de soi-même. Cela semble très naturel, très terrestre, très pragmatique. Inutile de nourrir un imaginaire sur l’éveil ou la libération : il nous faut retrouver notre centre, dans notre corps.
Osho nous dit aussi : vous vivez à côté de votre centre. C’est le point de départ. Est-ce que cela fait sens pour moi ? Est-ce que je peux le vérifier par moi-même ? Quel moyen ai-je à ma disposition pour le faire ? Et puis, qu’est-ce que c’est que « le centre de moi-même » ? Et si je ne fonctionne pas avec ce centre, avec quel centre est-ce que je fonctionne ?
Ces questions vous interpellent-elles ? Font-elles écho à une demande intérieure, évoquent-elles un réel manque en vous ? Ou restent-elles au niveau intellectuel ?
On entend souvent ces phrases : Sois centré ! Je suis centré. Il faut être centré… Et à un certain niveau nous expérimentons le fait que nous pouvons nous centrer à tel moment pour telle action, et qu’à d’autres nous n’y arrivons pas.
Mais Osho nous parle d’un autre niveau, plus profond, plus inconscient, plus fondateur de notre psychologie. Le centre avec lequel nous fonctionnons ordinairement est celui de ce que Gurdjieff appelle « le mental de survie ». Le mental de survie correspond à une représentation de soi-même et du monde basée sur l’état de séparation, qui s’est construite très tôt dans l’enfance. Le mental de survie est une activité psychique essentiellement inconsciente qui consiste à réaffirmer le fait que je dois penser plutôt que ressentir, que je dois contrôler plutôt qu’accueillir, que ma sécurité physique et psychique dépend essentiellement de moi-même, etc. Cette activité entretient la coupure de relation d’avec mon essence (mon être), d’avec la matrice globale et le flux global de l’univers, d’avec mon corps et ses ressentis. Le mental de survie gouverne globalement notre vie et, comme le dit Osho « crée une tension intérieure, un tumulte, une angoisse constante ». Décrire plus longuement les origines et les stratégies de fonctionnement du mental de survie déborderait du cadre de cet article, mais vous pouvez vous reporter notamment aux ouvrages de Red Hawk (L’observation de soi et Rappel de Soi) pour l’étudier. Car il est primordial, sur le chemin de connaissance de soi, de comprendre d’où nous partons.
Le centre dont parle Osho (« notre centre ») est celui de l’être, de l’essence, de ce qui est relié au Tout, en fait partie intégrante.
La notion de centre occupe une place fondamentale dans la tradition taoïste. Voici par exemple quelques lignes du chapitre 11 du Tao Te Jing :
Trente rayons se partagent le moyeu de la roue ;
C’est le trou central qui le rend utile.
Façonnez l’argile en un récipient ;
C’est l’espace intérieur qui le rend utile.
La qualité fondamentale du centre, nous dit le Tao Te Jing, est qu’il est vide, qu’il n’obstrue pas, qu’il est le lieu de passage et de transformation de l’énergie. Le taoïsme symbolise cela dans l’idéogramme du Souverain (dont j’ai déjà parlé dans un article précédent) représentant la place de l’homme entre Ciel et Terre : il nous est montré que le souverain est celui qui est au centre et qui se fait vide pour permettre le mariage du Ciel et de la Terre, de l’esprit et de la matière, de l’essence et de la manifestation. Un centre qui ne contrôle pas par lui-même, mais qui se met au service du mouvement global. A l’opposé de la dynamique du centre nourri par le mental de survie, dont l’un des mécanismes de base est le contrôle.
Le mental de survie fonctionne de façon automatique et inconsciente et domine notre vie. Nous n’avons pas conscience de ce qu’est notre centre réel, ni que nous fonctionnons sans relation avec lui. Pourtant, nous avons la nostalgie de ce centre et de ce qu’il nous apporte. Nous portons en nous la connaissance de celui-ci et quelque chose en nous se languit de ce centre et cherche désespérément à l’éveiller. C’est cela, cette nostalgie, qui nous amène à pratiquer, que nous en ayons conscience ou pas.
Notre corps fonctionne à l’image de notre mental de survie. Il est gouverné par celui-ci de façon à servir ses activités et son dessein. La dynamique interne du corps (et, avec le temps son architecture et sa forme extérieure) est modelée et conditionnée par le système de contrôle exercé par le mental de survie. C’est ainsi que l’on crée ce qu’on appelle « le corps d’habitudes » (voir articles antérieurs). A l’image du mental de survie, le corps d’habitudes fonctionne de façon automatique et inconsciente.
Mais alors, comment prendre conscience de cet état de fait et le modifier ? Quels moyens ai-je à ma disposition pour amener mon corps à fonctionner de manière consciente et non automatique, et ainsi trouver d’autres chemins internes plus en phase avec le mouvement de vie, avec le Tao, ou, pour reprendre la formulation d’Osho, retrouver notre place au centre de nous-même ?
Dans le qi gong, nous avons d’abord les mouvements, qui témoignent du mouvement naturel de la vie, du Tao, et transforment notre énergie pour qu’elle s’aligne avec celui-ci. Mais le mouvement n’est pas suffisant, car c’est avec un corps inconscient et automatique que je pratique et répète les mouvements. Ainsi, je pratique de façon inconsciente. Pourtant j’ignore cela. J’ignore que je suis inconscient de mon corps. J’ai l’impression d’être conscient de ce que je fais. Je suis (plus ou moins) conscient de la forme externe du mouvement que fait mon corps et je pense que c’est cela, être conscient de mon corps. En fait, je n’ai aucune conscience de l’activité interne de mon corps qui effectue le mouvement et, encore une fois, j’ignore cela. La conscience de mon corps n’est là que lorsque celui-ci me fait mal ou qu’il n’a pas les capacités de servir le dessein de mon mental. C’est là un point fondamental.
Pour changer cet état de fait et pénétrer réellement dans l’alchimie que m’offre le qi gong, je vais devoir développer un nouveau type d’attention : une attention au corps, dans le corps. L’alchimie du qi gong a besoin de ces deux composantes : le mouvement (et ses diverses indications) et l’attention portée à l’activité interne du corps qui fait le mouvement.
Et lorsque j’apprends à poser mon attention dans le corps, je découvre, par le biais des sensations et ressentis, toute une activité (vibrations, petits mouvements, crispations, vides, replis, tensions vers, déconnexions, etc.). Je découvre une intranquillité du corps, qui s’exprime dans une myriade d’aspects, dans son architecture, son activité, ses tentatives de contrôle… Mais peu importe le détail de ce que je découvre. Ce qui importe, c’est le fait que je découvre que mon corps a une activité autonome dont je n’avais jusque-là aucune conscience. Cette activité est ignorée de mon mental, alors même qu’elle est l’expression corporelle de son activité.
En ramenant le centre de l’attention dans le corps, je recrée un centre. C’est aussi simple que ça. Et en faisant cela, ramener l’attention dans le corps, je découvre à quel point il est difficile de le faire. Je ne le découvre pas intellectuellement, je le vis. Je vis à quel point mon attention s’échappe sans arrêt, combien il est difficile de la poser « quelque part » dans le corps. Par cette expérience directe, je peux avoir une première intuition de ce dont parle Osho : « l’Homme vit à côté de son centre ».
Mais dans cette pratique, viennent des questions : Où poser l’attention ? Sur quoi, sur quelle partie du corps ? Et comment développer cette qualité d’attention ?
J’aborde le corps avec une attention globale. Le plus important est qu’elle soit non intrusive. Juste comme une présence. Comprendre cela intérieurement demande de la pratique et de la patience, l’apprentissage nécessite du temps (je reviendrai sur ce sujet dans un article ultérieur). Je me pose dans le corps, je perçois ce qui arrive à mon attention, sans l’analyser ni chercher à l’ordonner. J’accueille juste ce qui émerge. Par ce déplacement, j’accepte de recréer une relation avec mon corps, sans vouloir le changer. Par ce déplacement je recrée un centre. Et ainsi, je crée un nouveau contexte de pratique. Un contexte basé sur l’attention et non sur le faire.
Il y a bien un faire : je fais le mouvement. Mais celui-ci se pose dans le contexte de l’attention, c’est-à-dire de l’écoute de l’activité du corps dans l’accomplissement du mouvement, dans sa tentative de maintenir un axe, de se poser dans le sol, d’amener l’énergie au bout des doigts, etc. Ce qui compte fondamentalement pour moi est de maintenir le contexte de l’écoute, de la relation, et d’accomplir les actions associées au mouvement dans ce contexte. Je suis alors à nouveau centré, ou en tous cas j’œuvre dans le contexte qui amène à être centré.
Et lorsque je porte attention au corps, lorsque je me mets de cette façon en relation avec lui, le corps a des réflexes spontanés (probablement archaïques) : il se détend et se relie intérieurement. Comme un mécanisme réflexe. Il s’abandonne. Tout en étant dans l’action, il s’abandonne. Il s’en remet à plus vaste que lui, que ses habitudes basées sur le contrôle. Des sensations complétement nouvelles apparaissent alors.
Pour expérimenter cela, il est très intéressant de répéter longuement un même mouvement (la durée est à adapter à vos possibilités physiques, il faut y aller progressivement), les yeux clos ou mi-clos. A chaque répétition du mouvement, je ramène consciemment l’attention dans le corps. Je perçois sa dynamique. Des micro-changements sont appelés à se faire spontanément. Je recommence : le mouvement, l’attention qui revient dans le corps, la détente, les alignements spontanés. Je recommence, avec la patience du vent et de l’eau qui usent la pierre.
Expérimentez par vous-même, voyez si tout cela est vrai pour vous.
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