Nous avons vu dans les articles précédents que le propos des principes internes est de modifier l’architecture interne (et a fortiori externe) du corps afin que son activité permette de stimuler et mobiliser correctement l’énergie interne.
L’objet du présent texte est de décrire les fondements de ces principes, tels qu’élaborés dans la Forme du Serpent. Tout ce que je vais dire ci-après, hormis lorsque je citerai précisément un auteur, est mon interprétation personnelle, basée sur mon expérience de pratiquant et d’élève. Cela n’engage que moi et ce qui pourrait être interprété comme des erreurs est de ma responsabilité. Il est possible que si j’écrivais ce texte dans quelques années, je dirais les choses autrement. Et je les dis autrement que si l’avais fait il y a quelques années.
Ma réflexion s’appuie essentiellement sur l’enseignement de la Forme du Serpent parce que, parmi les formes que j’ai pratiquées, c’est celle qui me semble la plus pertinente, à la fois dans les principes eux-mêmes et dans leur explicitation claire et précise. Néanmoins, toute forme de qi gong ou de tai chi s’appuie nécessairement sur des principes internes, qu’ils soient ou non explicités. Ceux-ci sont à l’origine du mouvement, qui sans eux serait comme une bouteille vide. Je retrouve ces principes sous une forme différente et moins explicite (dans l’expérience que j’en ai) mais aussi très puissante dans l’enseignement de Master Wu. Il y a souvent une tendance des écoles à défendre leurs principes comme les bons principes. Je n’éprouve pas d’intérêt à défendre telle ou telle école. Je parlerai à partir de mon expérience subjective relativement à l’enseignement que je reçois, pour en exprimer ce qui me semble utile sur le chemin intérieur.
Les mouvements gagnent leur réel intérêt énergétique (et martial s’il s’agit du tai chi) s’ils sont habités par les principes internes. Lorsque nous pratiquons « aveuglément », c’est-à-dire sans nous préoccuper de les mettre œuvre, ils sont tout de même stimulés, le mouvement étant intrinsèquement porteur du principe. Toutefois, leur effectivité et leur puissance sont décuplées lorsqu’ils sont explicités et mis en œuvre consciemment.
Mais sur le chemin de connaissance de soi, leur intérêt ne résulte pas uniquement dans cette augmentation de la puissance. De mon point de vue ce n’est même pas l’objet central. Ce qui me semble central, c’est ce que la mise en œuvre de ces principes implique pour soi : modifier considérablement la relation au corps (prendre d’autres chemins que ceux proposés par le corps d’habitudes et passer, nous le verrons, du faire à l’écoute, du contrôle au laisser-agir) et par là la relation à soi-même et la conscience de notre place en tant qu’être humain. Cela va impliquer un effort considérable dans le déplacement de notre attention et notre intention (beaucoup plus que dans l’amélioration de nos « compétences » physiques). Les principes internes, par la tentative de leur mise œuvre, sont le fil concret que nous allons suivre pour nous avancer sur ce chemin.
C’est R.D. Boyd, détenteur de la lignée de la Forme du Serpent, qui a pour la première fois révélé par écrit à l’Occident les principes internes de celle-ci, dans son livre The Yang Family Thirteen Principles (2019, disponible uniquement sur Internet, non traduit en français). R.D. Boyd insiste sur le fait que ce livre n’est qu’un support à une transmission orale indispensable, bien qu’elle se soit perdue durant les cinquante dernières années. Ces principes sont formellement au nombre de treize, mais ils se déclinent concrètement en de nombreux principes secondaires qui permettent d’accéder à ces treize principaux.
Le propos du présent article n’est pas d’étudier ces principes d’un point de vue technique mais d’en dégager ce qui me semble être deux lignes fondamentales, révélatrices de l’esprit de l’ensemble. Ces deux lignes peuvent être dénommées respectivement l’arc et l’arbre.
Déterrer l’arc et le corder – ou stimuler la colonne-noyau
L’architecture physique du corps s’organise autour du squelette et plus particulièrement autour de la colonne vertébrale. Energétiquement, il en va de même : l’activation de ce que R. Boyd appelle la colonne – noyau est la clé pour développer l’énergie interne. Physiquement, cette colonne – noyau est particulièrement associée aux tissus musculo-fasciaux (c’est-à-dire les chaînes de muscles et de fascias) profonds en rapport direct avec l’axe vertébral. R. Boyd identifie ce que R.T. Myers appelle la Ligne Antérieure Profonde (voir Anatomy Trains, R.T. Myers, éd. Elsevier) comme étant la ligne musculo-fasciale principale dans le processus de stimulation de la colonne vertébrale et d’activation de l’énergie dans tout le corps. Cette ligne parcourt le corps sur toute sa longueur : elle démarre à la plante de pied et passe notamment par le psoas-iliaque, le diaphragme et les muscles profonds du cou pour finir au crâne. C’est une chaîne profonde par opposition aux chaines musculaires plus superficielles du corps.
Selon R. Boyd, activer cette ligne revient à « mettre une corde à l’arc ». Une fois cordé, l’arc contient une énergie potentielle permettant de tirer une flèche. En d’autres termes, l’activation de cette chaîne crée une énergie potentielle dans le corps humain, de laquelle vont découler toutes ses actions, lesquelles se manifestent particulièrement au niveau des bras et des jambes. Dans la marche par exemple, ainsi que le spécifie R. Boyd, ce ne sont pas les jambes qui font avancer le tronc mais le tronc (plus exactement la colonne – noyau) qui fait avancer les jambes. Si l’on considère cette proposition un instant, on se rend compte qu’elle est radicalement différente, d’une part de ce qu’on fait, d’autre part de la représentation qu’on a de la marche et du corps.
On peut relier l’action de la colonne – noyau à l’activation de la pompe cérébro-spinale dont parle B.K. Frantzis (notamment dans Qi Gong – Ouvrir les Portes Energétiques du Corps, éd. Trédaniel). La pompe cérébro-spinale est le mouvement de vie du système cranio-sacré, que la tradition chinoise relie à ce qu’on appelle la respiration embryonnaire. Cette respiration est l’expression même du Souffle de Vie dans le corps. Nous développerons ce thème dans des articles ultérieurs.
Du point de vue de l’énergétique chinoise, cette activité est associée à l’axe Rein – Cœur ou, dans le système des Cinq Eléments, à l’axe Eau – Feu. Cet axe est l’axe vertical de l’Homme entre Ciel et Terre. En l’activant, on anime le lien de l’Homme au Ciel-Terre, ou du moins on sollicite la possibilité de ce lien, de cette place de l’Homme, la place du Souverain que nous avons évoquée dans un article précédent (voir l’article Le Souverain).
Les descriptions que je viens de faire peuvent sembler abstraites pour qui n’a pas de base d’énergétique chinoise ou de connaissance minimale de l’anatomie des fascias et sans une mise en application concrète par la pratique dans le corps. Mais nous pouvons en dégager plusieurs enseignements importants facilement palpables.
Tout d’abord, nous ne pouvons détacher le travail énergétique de celui sur le corps physique, et celui-ci se traduit ici par l’activation de tensions internes spécifiques, ce qui est très différent de la première étape où fluidité et détente étaient privilégiées.
Ensuite, la mise en œuvre de l’arc nécessite de solliciter la structure musculo-fasciale du corps d’une façon tout à fait spécifique, impliquant notamment de relâcher l’activité des muscles plus superficiels. Avec la pratique, on se rend compte que notre corps d’habitudes fonctionne essentiellement avec les muscles périphériques. Ceux-ci agissent comme une sorte d’exosquelette : une carapace permettant de tenir debout et d’agir, à la façon des insectes. Les lignes profondes s’avèrent quant à elles presque endormies, très difficiles à activer.
En conséquence, avant de pouvoir utiliser l’arc, il faut le « déterrer », c’est-à-dire le libérer de la gangue tissulaire qui l’entoure, qui se comporte comme une masse relativement indistincte de tensions, de nœuds, de zones endormies etc.
Il faut aussi noter que la chaîne musculo-fasciale que R. Boyd associe à l’arc (la Ligne Profonde Antérieure) ne se situe pas uniquement au niveau du tronc et de l’axe vertébral mais s’étend sur toute la longueur du corps, de la plante des pieds au sommet de la tête. Cela veut dire que tout le corps est impliqué dans cette dynamique.
Une fois l’arc libéré de sa gangue, c’est-à-dire une fois que l’on peut contacter et agir sur cette ligne profonde, qui correspond à la corde de l’arc, il faut tendre cette corde ou encore la « fixer » aux extrémités de l’arc. En d’autres termes, il faut un alignement spécifique de l’arc (des différentes parties du corps) et une relation spécifique à la terre. Le point « d’attache » inférieur de la corde est en effet en relation avec la terre.
La relation avec la terre se parle généralement en termes d’ancrage ou d’enracinement. Ceci nous conduit ainsi au deuxième fondement des principes internes : l’arbre.
L’arbre – ou le dialogue avec la terre
L’arbre est l’image la plus répandue dans l’univers du qi gong et du tai chi pour illustrer la place de l’homme entre Ciel et Terre. A l’instar de l’arbre plongeant ses racines dans la profondeur de la terre tout en se dressant et ouvrant sa frondaison vers le ciel et la lumière, le corps humain tente de développer un enracinement dans le bas du corps et une légèreté dans le haut.
J’ai eu pour ma part énormément de difficultés à comprendre ce qu’est l’enracinement. Il faut dire que ma physiologie de base et la façon dont je me suis adapté à mon environnement dans l’enfance ont généré des comportements instinctifs davantage orientés vers le haut et la tête que vers le bas et le corps… J’associais donc mes difficultés à mon histoire et à une forme d’incompétence du fait de mes dispositions physiques, et me disais qu’il fallait que je pratique plus. Mais j’ai fini par découvrir que la principale raison de mon incompréhension ne se situait pas dans mes difficultés corporelles mais dans une compréhension erronée du principe d’enracinement. C’est la façon dont il est explicité dans le système du Serpent qui m’a permis de découvrir l’essence très précieuse de ce principe.
Vous aurez remarqué que l’homme n’a pas de racines physiques comme l’arbre. Donc le principe d’enracinement se joue non pas de façon physique mais de façon énergétique, dans ce qu’on peut appeler un dialogue avec la terre, le sol. Ce qu’on considère communément comme enracinement dans le sol est en fait beaucoup plus une stabilisation sur le sol. Et celle-ci est obtenue de deux façons : par la lourdeur ou par le « jambage ». La lourdeur, c’est amener beaucoup de poids en bas, comme un meuble lourd posé sur le sol et qu’on a beaucoup de mal à déplacer. Le jambage, c’est comme le système du trépied : plus l’écartement entre les pieds est grand, plus le système est stable. Cette stabilisation dépend de nos capacités corporelles telles que notre force musculaire, notre souplesse, notre agilité, etc. D’un point de vue martial, cette stabilisation n’est pas bonne car elle empêche des déplacements rapides et utilise la force beaucoup plus que l’énergie. Du point de vue énergétique, il ne s’agit pas d’un enracinement. Nous sommes posés sur le sol comme sur une limite infranchissable et il n’y a pas de relation avec la terre dans son épaisseur.
Le principe d’enracinement parle d’autre chose. Regardez un arbre : lorsqu’il pénètre dans le sol, il n’est pas plus large que le diamètre de son tronc. Si l’on oublie un instant le développement de ses racines dans le sol, on a du mal à imaginer qu’il puisse développer une telle ramure et une telle stabilité avec une base aussi étroite. On peut alors ressentir que la surface du sol n’est pas une limite mais juste un lieu de passage, de continuité avec la profondeur du sol. L’arbre ne s’y arrête ni ne s’y agrippe. Il ne se laisse pas non plus repousser par elle. Il poursuit son chemin vers la profondeur pour y développer ses racines. Observez, ressentez l’arbre, l’étroitesse de sa base, l’absence d’arrêt à la surface du sol, sa plongée vers la profondeur. Puis ressentez ce que cela peut vouloir dire pour vous, qui n’avez pas de racines physiques.
Rentrons un peu dans l’observation du corps : dans la forme du Serpent, toute action en poids avant ou arrière se fait avec le poids du corps à cent-pour-cent sur une jambe (dans beaucoup de formes on parle d’une répartition de poids à 70% – 30% entre les deux jambes). Lorsque le corps est au milieu des deux jambes (ni poids avant ni poids arrière), on fait comme s’il était à cent-pour-cent dans chaque jambe. Cela veut dire que notre base est très étroite (la largeur d’une jambe, d’un pied), que notre relation au sol ne se fait pas par l’écartement de nos jambes. Qui plus est, il est dit que les jambes doivent être aussi légères que les bras ! C’est une option très puissante, difficilement concevable par notre système habituel. C’est cela qui en fait la richesse énergétique : trouver le chemin pour satisfaire un principe qui semble complètement contraire à notre intuition, mais qui est en fait contraire à nos habitudes et va ainsi chercher au-delà de nos limitations (pas au-delà de nos limites).
Une véritable relation énergétique doit s’établir avec l’intérieur du sol sans que la surface ne soit une frontière empêchant l’échange. La pratique montre que cela va pouvoir se mettre en œuvre par le relâchement de différentes zones du corps, en particulier le sternum, les basses côtes, les articulations des jambes (aines, genoux, chevilles) et les plantes de pieds. Ces zones, particulièrement les structures horizontales que sont les articulations et les plantes, agissent comme des diaphragmes : soit en tant que lieux de passage, de transmission, soit en tant que lieux de séparation, de rétention. Le relâchement de ces « diaphragmes » est ce qui va permettre à l’énergie de ne pas être retenue et de circuler jusque dans la terre sans s’arrêter à la surface du sol. Et c’est ce lâcher qui permet au corps de recevoir en retour la poussée du sol et à toute la structure du corps de s’ériger. La tension de l’arc peut alors prendre réalité et efficacité. Nous reviendrons dans un prochain article sur la question du lâcher, qui est un point-clé, si ce n’est le point-clé de la pratique, et qui amène une perspective complètement différente.
L’arc et l’arbre ensemble
Nous voici donc avec deux fondements de la pratique du qi gong et du tai chi : la tension et le lâcher. Deux fondements qui peuvent paraître antinomiques et qui pourtant, dans la dynamique juste du corps, n’existent pas l’un sans l’autre et se nourrissent l’un l’autre. C’est à travers la recherche de la compatibilité et de la nécessaire complémentarité de ces deux principes que nous allons cheminer à et construire un autre corps. Mais il faut du temps pour cela, il faut passer différentes étapes et faire évoluer notre idée de la pratique.