Notre corps, avec son système nerveux, ses divers capteurs (notamment ses organes sensoriels) et l’ensemble os-muscles-tendons-fascias, est en interaction continue avec l’espace autour de lui. Il le perçoit, s’y déplace et l’explore, éventuellement le transforme. Cet espace contient aussi bien des objets que des êtres vivants, en particulier d’autres êtres humains. C’est une interaction permanente avec l’Autre, quel qu’il soit, et qui renvoie un ensemble de perceptions de soi-même, construisant ainsi progressivement, au fil des expériences, une certaine représentation de soi en interaction avec le monde. Cette représentation (ou devrait-on dire, ce complexe de représentations) est généralement ce que nous croyons être notre identité : à travers les expériences vécues en interaction avec l’espace autour de soi, les adaptations que nous avons faites, les réactions que ces adaptations ont provoquées en retour chez l’Autre, nous avons construit une représentation de nous-même à laquelle nous nous sommes identifiés. Ce que G.I. Gurdjieff appelle les personnages.
Et c’est d’abord par le corps que nous avons interagi avec l’espace. C’est le corps qui se meut, qui perçoit, qui s’émeut, qui donne, prend, accueille, repousse, ouvre ou ferme, tente de dire, se sent plus ou moins écouté,… Une infinité de situations et d’actions propres à la vie humaine, dans lesquelles l’activité du corps est totalement impliquée. Une activité tant externe (les postures et gestes visibles) qu’interne (tension ou détente de tel tissu, crispations, relâchements, etc. tout ce qui n’est pas directement visible et pourtant très actif).
On voit ainsi se dessiner un jeu de relations réciproques entre le corps et l’espace, qui conditionne à la fois la perception de l’espace et la construction du corps. En d’autres termes, il y a un lien étroit entre la construction de la dynamique interne du corps et celle de notre identité (ce à quoi nous nous sommes identifié) au travers de notre histoire individuelle. Le corps n’est pas seulement une machine biologique neutre, support de notre activité psychique et de nos mémoires. La dynamique même de cette machine est indissociablement liée à notre interaction avec le monde, à notre activité psychique et par là, à la construction de notre identité.
Comme le souligne Red Hawk dans son livre « L’observation de Soi » (éd. Hohm Press), « identité = je suis cela ». Je suis cela à l’exclusion d’autre chose. Et si « cela » n’est plus, alors je ne suis plus : « je » n’est plus. Ce qui, du point de vue de « je », est inenvisageable voire inconcevable. L’enjeu est grand ! Et d’autant plus important qu’il est inconscient. Cela a une conséquence majeure sur notre activité psychique (on pourrait dire l’activité de notre complexe intellectuel-émotionnel, pour reprendre l’expression de Red Hawk) : celle-ci est essentiellement orientée vers la préservation de notre identité (ce à quoi nous sommes identifié) dans le but de sa survie. Quoi que l’on fasse en apparence, l’activité psychique est essentiellement tournée vers la ré-affirmation de cette identité. Et l’activité de notre corps est indissociablement liée à cette activité psychique, dans une influence réciproque.
C’est avec ce corps, généré et continument recréé sous l’influence de cette histoire et de cette activité, que nous pratiquons le qi gong. Cette histoire et cette activité conditionnent notre pratique, que nous en ayons conscience ou pas.
La description de la dynamique centrale de notre psychisme a fait l’objet de nombreux développements, notamment par les instructeurs spirituels tes que G.I. Gurdjieff, E.J. Gold, L. Lozowick, A. Desjardins, etc. On parle du motif premier, de la crampe initiale, etc. Réaliser comment cela se manifeste en soi mérite d’y consacrer beaucoup de temps. Mais pour rester dans le cadre de cet article, j’irai à l’essentiel, au risque d’être un peu simplificateur.
Il est maintenant communément admis que les fondements de notre structure psychique se créent avant 2 ans et sont très largement conditionnés par les interactions avec le monde adulte durant cette période. Un des points fondamentaux de ces interactions est la carence majeure d’un accueil inconditionnel de l’enfant pour ce qu’il est en tant qu’être humain. Cette carence n’est généralement pas liée à un manque conscient d’amour ou de bienveillance, mais au fait que les adultes sont eux-mêmes pris dans un ensemble de croyances, d’injonctions, de représentations, etc. qui viennent s’interposer entre eux et l’enfant et biaisent cet accueil. Il en résulte souvent chez le petit enfant un fort sentiment de solitude, mais aussi un sentiment qui s’apparente à quelque chose comme : « je suis indigne d’être aimé tel que je suis ».
Sur cette base, des décisions sont prises. En particulier celle de devoir se débrouiller seul, de se vivre comme séparé et ne pouvant compter essentiellement que sur soi au niveau psychique. C’est ce que les traditions nomment l’état de séparation, qui est aussi un état de séparation d’avec le Souffle de vie, une impossibilité de s’y abandonner véritablement.
A un âge où le cerveau n’est pas assez mature pour se distancier, pour nommer ce qui se passe pour soi, ces expériences sont vécues directement dans le corps, dans les cellules. C’est une expérience physique plus encore que psychique. Ce qui est est et nous le prenons comme tel, comme notre réalité.
Ainsi, notre identité (ce à quoi nous nous identifions) se construit sur cet état de séparation et il en va de même, indissociablement, pour notre corps : son architecture et sa dynamique internes sont générées et réactualisées dans ce contexte de séparation, et son activité est empreinte de celui-ci. C’est avec ce même corps que nous pratiquons le qi gong.
Nous sommes en fait pris dans une logique qui nous enferme : dans l’état de séparation, nous conditionnons le fait d’exister (le contraire d’exister serait « disparaître ») à la préservation de notre identité, de cette identité que nous avons construite sur la base de l’état de séparation. Notre activité psychique est par conséquent focalisée sur (et conditionnée par) la préservation de l’état de séparation, celui-là même que nous tentons de quitter !
Dans la pratique du qi gong, cela nous conduit à une sorte de contradiction : à la fois transformer notre corps (pour le rendre plus apte à recevoir le souffle de vie et à être animé par lui : la place du Souverain, telle que nommée dans un article antérieur) et préserver sa structure et sa dynamique actuelles puisqu’elles sont l’expression de notre identité ; à la fois rechercher l’état d’union et ne pas toucher à l’état de séparation auquel est associée notre identité.
Cet enjeu reste inconscient tant que la pratique (ou la vie) ne nous y confronte pas. Pour ce qui est du qi gong, c’est l’exigence des principes internes qui nous conduira à réaliser ce paradoxe et à en comprendre les enjeux. Si tant est, encore une fois, que nous devenions conscient de la nécessité de modifier notre attention (notre relation au corps et à la pratique) pour percevoir cet enjeu.