Ce texte fait suite au précédent, intitulé « L’élève, le maître et le petit homme » qu’il est recommandé de lire au préalable.
Je pratique le qi gong et le tai chi chuan avec amour et persévérance depuis de nombreuses années. Je l’enseigne, aussi. Elève ignorant et discipliné, j’ai tout d’abord, sans en être vraiment conscient, attribué à ces pratiques un certain pouvoir de transformation et de libération, ainsi qu’il est communément admis en Occident. Au fil du temps, en dépit de magnifiques découvertes et de certains changements, je ne pouvais distinguer de réels progrès dans ce domaine, ni en moi ni parmi les pratiquants autour de moi. Cela a procuré un malaise diffus qui n’avait aucun cadre pour être accueilli. Doute sur la pratique, sur ma pratique, questionnement sur sa poursuite ou son abandon…
Mais j’ai aussi rencontré des « petits hommes » (au moins deux) qui m’ont amené à me regarder en tant que pratiquant, ou plutôt en tant que personne qui pratique. Une personne sensible, avec une histoire, des expériences de vie plus ou moins traumatisantes, des besoins fondamentaux non satisfaits (et avec le temps devenus non-conscients ou impossibles à formuler). Une personne avec une quête effrénée, bien qu’essentiellement inconsciente, pour combler les trous béants laissés par ces besoins fondamentaux non satisfaits. Une personne qui a construit au fil de son histoire, par la force des choses, une représentation de lui-même et du monde avec lequel il est en relation. Représentation qui a construit une identité (ou plutôt des identités) auxquelles il s’accroche sans vraiment s’en rendre compte, là aussi par la force des choses.
Et chemin faisant j’ai pu expérimenter que je ne pratique pas le qi gong mais mon qi gong. Bien que suivant au plus près les indications de l’enseignant, je découvre cette subjectivité de ma pratique. Une pratique subjective car interprétée, mise en œuvre et vécue par la personne, le sujet que je suis. Celui-là et pas un autre. Mais j’ai surtout compris la très grande valeur de ce constat. Mon enseignant me transmet des principes universels à travers les mouvements et les principes du qi gong et je les reçois et les manifeste dans ma subjectivité. Ces principes prennent ainsi une forme unique et se manifestent de façon unique en moi, sujet. En me légitimant dans ma propre subjectivité (avec ses limites, ses préférences, ses interprétations, etc.), je permets une réelle incarnation de ces principes universels. Je deviens acteur et responsable de cette manifestation, de cette incarnation. En acceptant ma subjectivité, je cesse d’être projeté hors de moi-même en quête d’un hypothétique savoir objectif qu’il y aurait à acquérir. En cessant de me projeter hors de moi-même, je me rassemble, me réunis et peux ainsi cheminer
avec moi-même, pas projeté vers un autre, fut-il un grand maître de qi gong.
Ayant fait ce déplacement en moi, comme un premier décalage, j’ai vu ma façon de pratiquer se transformer progressivement mais radicalement. Dans le même temps, j’ai constaté que malgré une pratique assidue, certains principes de base n’étaient pas intégrés. Mon enseignant, cours après cours, revenait toujours dessus. Force m’était de constater que soit je les avais littéralement oubliés, soit je croyais les avoir mis en œuvre alors que ce n’était pas le cas, soit, malgré ma « bonne volonté » et ma forte intention, je ne comprenais pas comment les mettre en œuvre. J’avais pourtant déjà une expérience significative dans la pratique du qi gong. Mais l’exigence des principes internes travaillés (ceux de la Boxe du Serpent, ou Snake Style, de la famille Yang) m’amenait à constater que quelque chose ne fonctionnait pas dans ma pratique, malgré ma volonté et ma persévérance.
Il me fallait pratiquer autrement. Non pas plus, mais autrement. Autrement veut dire ici déplacer l’attention. L’attention est d’abord naturellement posée sur ce qu’il y a à réaliser : le mouvement et les consignes associées. Une fois cela intégré (au moins partiellement), l’attention peut se déplacer vers l’intérieur pour considérer le comment : comment je réalise le mouvement, quelles sont les dynamiques de mon corps, quel niveau de tension est appliqué, quelle segment corporel demeure inutilisé ou séparé du reste, etc. Percevoir et accueillir cette activité de mon corps. Avec la pratique, les perceptions s’affinent et le corps offre à notre conscience de nouvelles facettes de sa dynamique. Il n’est plus alors question d’entraînement du corps ni de performances. Les résistances et les incompréhensions ne sont plus vécues comme des obstacles à franchir (plus de pratique) mais comme des lieux de connaissance et de transformation potentielle.
Je me propose dans les écrits à venir d’explorer le chemin ainsi ouvert.